Entretien avec Matthias Winkenbach (MIT)

08 janv. 2024

Matthias Winkenbach, Massachusetts Institute of Technology (MIT)

« La prédiction de la demande à court terme va changer les règles du jeu du e-commerce »

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Matthias Winkenbach, chercheur principal au MIT Center for Transportation & Logistics

À propos de l’expertMatthias Winkenbach est chercheur principal au MIT Center for Transportation & Logistics. Il est également directeur et fondateur du laboratoire Computational Analytics, Visualization & Education (CAVE) du MIT, où il dirige une équipe de chercheurs, de concepteurs UI/UX et de développeurs de logiciels qui créent des technologies pour des applications d’analyse visuelle de la chaîne d’approvisionnement. M. Winkenbach a collaboré avec de nombreux partenaires industriels mondiaux pour résoudre des problèmes qui ont un impact sur la vie des personnes, les entreprises et la planète. Il conseille régulièrement des start-ups et des acteurs de l’industrie sur des projets liés à l’analyse de la chaîne d’approvisionnement, à la conception de systèmes logistiques et aux technologies du dernier kilomètre.

Mecalux a interviewé Matthias Winkenbach, chercheur principal au Massachusetts Institute of Technology (MIT), pour analyser les tendances de l'IA qui auront un impact majeur sur l'avenir du e-commerce.

  • Vous avez récemment déclaré que l’intelligence artificielle serait la prochaine grande tendance dans la chaîne d’approvisionnement. Quel est son potentiel d’amélioration de la logistique ?

    Il existe de nombreuses façons dont l'intelligence artificielle (IA) pourrait exploiter son potentiel dans le secteur de la logistique. Mon équipe concentre ses recherches sur la conception de systèmes. Par exemple, comment l’IA permettra à l’industrie d’intégrer non seulement plus de données, mais aussi des ensembles de données plus précieux lors de la résolution de problèmes. Un exemple concret est la planification des itinéraires, traditionnellement guidée par des algorithmes de recherche opérationnelle dont l’objectif est de trouver l’itinéraire le plus court, le moins cher et le plus rapide. Cependant, dans la réalité des entreprises, celles-ci ont des objectifs plus complexes, comme la recherche de rentabilité, de sécurité et des directives spécifiques, qui nécessitent une approche plus sophistiquée. Les modèles d’apprentissage automatique sont capables de résoudre ces problèmes : ils intègrent une multitude de fonctionnalités et de données pour relever les divers défis logistiques tels que la gestion des stocks, la conception du réseau, l’état des routes ou les besoins spécifiques des clients.

  • Comment testez-vous ces technologies au MIT ?

    Je dirige deux laboratoires, le Megacity Logistics Lab et le laboratoire CAVE. Au Megacity Logistics Lab nous menons des recherches sur la logistique du dernier kilomètre, la mobilité urbaine, la distribution du e-commerce et la conception de réseaux omnicanaux. Le laboratoire CAVE est quant à lui dédié au développement de logiciels : nous créons des outils qui aident les chercheurs à travailler avec des modèles analytiques et des données logistiques à grande échelle. Nous concevons des interfaces intuitives qui vous permettent d’interagir avec ces modèles de manière pratique, sans avoir besoin d’être un expert technique pour les utiliser.

    Au laboratoire CAVE, des expérimentations sont menées avec des méthodes quantitatives de prise de décision dans la chaîne d'approvisionnement

  • Quels sont les défis auxquels les entreprises de e-commerce sont confrontées lorsqu’elles optimisent leurs processus de distribution ?

    L'évolution rapide du e-commerce a imposé des défis significatifs à l'industrie logistique. Lorsque j’ai commencé mes recherches dans ce domaine, nous consommions beaucoup moins en ligne et nous avions l’habitude d’attendre quatre à cinq jours pour que la commande arrive. Aujourd’hui, la livraison le lendemain est la norme, et je pense que dans un avenir proche, on s’attendra à une livraison le jour même ou dans les heures qui suivent. La réduction des délais de livraison et la variété des produits disponibles en ligne ajoute un degré de complexité et des défis que l’industrie de la logistique doit résoudre. L’un d’entre eux est, par exemple, la gestion et le positionnement stratégique des stocks. Lorsque les délais de livraison étaient plus longs, il n’était pas nécessaire de se préoccuper des stocks, car trois centres de distribution aux États-Unis permettaient d’approvisionner 80 % de la population en deux ou trois jours. Mais dans le monde actuel des livraisons imminentes, il faut au moins neuf ou dix installations à travers le pays pour atteindre le même nombre de personnes dans le même délai.

  • Comment fonctionnera le monde de la livraison le jour même ?

    La montée en puissance du e-commerce à la demande, qui permet de commander un produit et de le recevoir dans l’heure ou les deux heures qui suivent, ne permet plus un système centralisé. Il faut être plus local et disposer d’un réseau d’installations plus fragmenté. Cela signifie également que l’ensemble de l’inventaire est fragmenté. Il faut prendre des décisions intelligentes pour savoir où stocker quel type de produit, en quelle quantité et à quel endroit. Sinon, vous finissez par dupliquer le stock partout, ce qui est extrêmement coûteux. La gestion des stocks et la conception du réseau logistique sont deux des principaux obstacles auxquels sont confrontées les e-commerce. À ces défis s’en ajoute un autre : la prévision de la demande. Si je peux anticiper, avec plus de précision, non seulement ce que sera ma demande pour le mois à venir, mais aussi ce que seront mes ventes dans les deux heures à venir dans des zones spécifiques telles que le centre de Manhattan, cela peut faire une grande différence. Grâce à des prévisions de la demande à court terme plus atomisées, les entreprises peuvent réduire leurs besoins globaux en stocks afin de fournir un service plus rapide et plus fiable.

    La réduction des délais de livraison et la variété des produits disponibles en ligne ajoute des défis que l’industrie de la logistique doit relever
  • Comment l’IA peut-elle contribuer à résoudre les problèmes de distribution du e-commerce ?

    L'IA offre une panoplie de solutions novatrices dans le domaine de la logistique, allant bien au-delà de l'amélioration de la gestion d’itinéraires.  La conception de réseaux et la planification des stocks constituent un terrain d’exploration intéressant. Récemment, nous avons collaborer avec un retailer sur la conception d’un système de distribution du dernier kilomètre afin d’offrir une expérience omnicanale supérieure. Imaginez que vous soyez un acteur du prêt-à-porter et que vous ayez un groupe de clients qui apportent beaucoup de prestige à votre entreprise. Vous envisagez d’atteindre les influenceurs de ce monde avec un service haut de gamme qui leur permet de commander en ligne et de recevoir le produit dans les 60 minutes, où qu’ils se trouvent. La conception d’un tel système de distribution est impossible avec un logiciel traditionnel en raison de sa complexité. Il y a trop de variables qui ne suivent pas de relations linéaires, et l’effort de calcul est énorme pour être résolu dans un temps raisonnable.

    C’est là que nous tirons parti des algorithmes d’IA pour prendre de meilleures décisions concernant l’emplacement des stocks, les magasins physiques à privilégier pour ce service spécifique ou la mise en place d’installations supplémentaires qui ne servent que le canal en ligne. L’apprentissage automatique et l’analyse des opérations deviennent des alliés incontournables pour résoudre ces défis logistiques complexes.

  • Que peuvent faire les entreprises pour être les premières dans les délais d’expédition ?

    Dans la compétition effrénée de la gestion logistique du dernier kilomètre, le secret réside dans la capacité à concevoir des réseaux spécifiques pour ce type de service plutôt que de simplement moderniser les infrastructures existantes. Les clients s’attendent à des délais de livraison différents et à avoir accès à une large gamme de produits, mais les entreprises fonctionnent encore avec des infrastructures anciennes. Cependant, si l’on veut faire les choses correctement, il faut parfois franchir le pas et repenser le système à partir de zéro. Il est évidemment normal de vouloir tirer parti d’une infrastructure qui fonctionne encore. Mais, par exemple, il est impossible de proposer des livraisons en deux heures si l’entrepôt se trouve à 60 km de la ville. Pour ce faire, l’investissement dans des infrastructures dédiées aux services à haut débit devient impératif pour rester compétitif.

    Le laboratoire utilise la visualisation interactive des données pour étudier les défis de la chaîne d'approvisionnement.

    L’optimisation traditionnelle à ses limites, d’où l’importance croissante de l’analyse des données. En règle générale, les entreprises disposent d’experts en ingénierie pour la construction et l’exploitation des réseaux logistiques. En revanche, il est plus rare qu’une entreprise dispose d’une équipe dédiée à la science des données. Le défi consiste à recruter des experts capables de créer des algorithmes de nouvelle génération nécessaires à l'entreprise, car l’ensemble des compétences de ces professionnels est légèrement différent de celui des ingénieurs qui étaient embauchés il y a dix ou quinze ans. La compétition pour ce haut niveau de service est aussi une course au talent, obligeant les entreprises à investir dans des équipes alliant des compétences logistiques et une expertise en science des données.

  • Dans quelle mesure est-il nécessaire de jeter un pont entre ces deux mondes ?

    Certaines organisations font l’erreur d’engager des docteurs en science des données qui n’ont jamais travaillé dans le secteur de la logistique. Bien qu’ils soient très compétents, il y a souvent un fossé entre ces experts et les personnes qui connaissent le fonctionnement de l’entreprise. Nous avons constaté que de nombreuses entreprises sont confrontées à ce problème. Je pense que la clé est d’embaucher des profils multidisciplinaires, combinant une solide connaissance de l'industrie avec une compréhension approfondie de la science des données. Dans les programmes d’ingénierie industrielle du MIT et d’autres institutions, nous essayons déjà de former les étudiants dans cette direction. Il est toujours nécessaire d’avoir une solide connaissance de l’industrie et une formation en ingénierie, mais il faut aussi avoir une compréhension suffisamment approfondie de la science des données et de l’apprentissage automatique. Cela ne signifie pas que vous devez savoir comment construire le dernier modèle de machine à la pointe de la technologie, mais vous devez être capable de communiquer avec le scientifique des données qui l’a conçu et avec le gestionnaire logistique, qui sait exactement ce qu’il ou elle fait même s’il ou elle ne sait pas écrire une seule ligne de code.

  • Quelles sont les technologies ou tendances émergentes en matière d’IA qui auront une influence significative sur l’avenir de la distribution du e-commerce ?

    Cela semble un peu dépassé maintenant que tout le monde parle de chatbots, mais je pense que ces technologies auront un impact important sur l’industrie. Le même type de méthodes qui alimentent des outils comme ChatGPT sont très prometteuses pour résoudre certains des problèmes de planification et d’optimisation de la logistique. Des méthodes similaires à celles qui pilotent ces chatbots pourraient s’avérer très utiles pour résoudre des problèmes comme la prédiction d'itinéraires efficaces, ou l'optimisation des stocks et des réseaux logistiques. Presque tous les grands problèmes d’optimisation combinatoire pourraient être résolus à l’aide de ce type de méthodes.

    Du côté des consommateurs, la principale révolution à laquelle nous assisterons probablement sera l’interaction transparente avec les plateformes de e-commerce. Il ne sera plus nécessaire de se rendre sur un site web, de rechercher un produit et de cliquer sur « acheter ». Il vous suffira de parler à votre agent d’intelligence artificielle sur votre smartphone et de lui dire : « J’ai oublié d’acheter du dentifrice ; peux-tu m’en acheter un tube ? ». L’agent analysera alors vos habitudes d’achat pour déterminer la marque que vous utilisez habituellement et le prix que vous êtes prêt à payer. Je pense que toute l’expérience du e-commerce sera beaucoup plus transparente et intégrée dans la vie quotidienne, ce qui signifie aussi, soit dit en passant, que la tendance à la consommation à la demande s’accentuera. La logistique, pour sa part, devra devenir beaucoup plus adaptable et dynamique pour répondre à ce scénario. Car si vous avez une interaction fluide, mais que vous devez ensuite attendre quatre jours pour recevoir vos produits, cela va à l’encontre du but recherché. Je pense que c’est vers cela que se dirige le monde du e-commerce, peut-être pas aujourd’hui ou demain, mais à moyen terme.

    Le défi réside dans le stockage des marchandises près des clients de manière plus durable
  • Quels conseils donneriez-vous aux e-commerces qui cherchent à adopter l’IA dans leurs processus de distribution ?

    Alors que l'utilisation généralisée des chatbots se démocratise, nous prenons conscience du potentiel de ces modèles, bien que l'intelligence artificielle demeure une boîte noire. Lors de mes échanges avec des industriels, certains expriment leur volonté d'investir dans l'IA en espérant qu'elle résoudra automatiquement tous leurs problèmes. Cependant, ces méthodes sont encore en cours de développement. Bien qu'elles présentent un potentiel énorme, une compréhension approfondie demeure essentielle. Il ne suffit pas de choisir un modèle de chat existant, de lui présenter un problème, et d'espérer une résolution. L'IA n'est pas le Saint-Graal ; elle ne peut résoudre instantanément tous les problèmes sans effort.

    N'optez pas pour des problèmes dont vous ne comprenez pas la résolution. Commencez par des aspects que vous savez gérer, tels que la planification des itinéraires ou la gestion des stocks, et tentez de les résoudre à l'aide de l'apprentissage automatique. Une fois que des résultats probants sont obtenus, vous pourrez ensuite ajouter de la complexité et relever des défis supplémentaires. Si vos ressources sont limitées, investissez judicieusement la résolution de problèmes simples pour acquérir de l'expérience et développer vos compétences. C'est ainsi que vous renforcerez la capacité analytique de votre entreprise, apprendrez des expériences passées, et pourrez les appliquer à de futurs défis. Construire un modèle d'intelligence artificielle, lui confier l'ensemble de votre chaîne d’approvisionnement, et espérer une résolution miraculeuse est une illusion qui n'aboutira jamais.

  • Comment voyez-vous l’avenir du dernier kilomètre dans le e-commerce ?

    Je prévois une individualisation croissante de la distribution du dernier kilomètre à mesure que les options de livraison deviendront plus personnalisées et adaptées aux besoins des consommateurs, où qu’ils se trouvent et quand ils le souhaitent. À l'avenir, la livraison à domicile gagnera en transparence. Il est possible que votre domicile ne soit plus l'unique adresse physique de livraison, mais plutôt associé à un autre lieu où vous êtes à une heure spécifique de la journée. Vous pourriez même ne pas avoir besoin de préciser si vous souhaitez une livraison à domicile, l'algorithme pouvant simplement accéder à votre lieu de résidence et y expédier le colis. Bien que ce scénario ne soit pas nécessairement le plus souhaitable, il offrira des options et une approche plus dynamique du lieu et du moment de la réception des commandes.

    Cette transformation s'aligne sur la tendance générale vers des livraisons plus rapides, plus personnalisées et à la demande. Et, à mon avis, le e-commerce occupera également une part beaucoup plus importante du marché global de la vente au détail. Son expansion rapide au cours des deux dernières années se poursuivra. L'émergence de l'IA et d'autres technologies fait que l'expérience d'achat en ligne est de plus en plus comparable à celle d'un achat physique en magasin.

    L'IA peut jouer un rôle crucial dans la durabilité future de la logistique

  • Comment cette expérience évolue-t-elle ?

    Bien que de nombreuses personnes préfèrent encore se rendre dans des magasins physiques pour certains produits, cette tendance change grâce à la réalité augmentée, qui offre une expérience en ligne plus immersive et de qualité similaire. À l'avenir, les avancées technologiques continueront à transformer nos habitudes de consommation et à influencer durablement nos méthodes d'achat. Pour le secteur de la logistique, cela signifie que les activités ne diminueront pas, mais au contraire, la demande augmentera. La mise en place de systèmes et de processus répondant à toutes les exigences des clients représentera un défi majeur. Les entreprises devront anticiper la prochaine génération de systèmes logistiques, car dans un monde de plus en plus axé sur la demande, les systèmes installés il y a dix ou quinze ans deviendront inévitablement obsolètes. Il est donc essentiel d'investir dans la technologie dès maintenant pour rester compétitif.

  • Un monde dans lequel la consommation « à la demande » gagne en popularité peut compromettre la durabilité.

    L'industrie du e-commerce est sous le feu des critiques, car avec la hausse des achats en ligne, le nombre de commandes livrées à domicile ne cesse d'augmenter. La conclusion immédiate est que ce modèle ne peut pas être durable. Cependant, le passage à une livraison le jour même ou le lendemain pourrait ne pas constituer un problème majeur en termes d'émissions liées au e-commerce, à condition que ces systèmes soient gérés et planifiés de manière appropriée et que les entreprises disposent de solides capacités d’analyse. Pour vous donner un exemple, si je commande une paire de baskets en ligne et que je souhaite la recevoir dans les deux heures, cela implique qu’elle doit déjà être en stock près de chez moi pour être livrée à temps. Cela suppose également que le produit soit suffisamment proche pour être transporté par un véhicule électrique ou un vélo cargo.

    Cette nécessité de proximité ouvre la voie à des flottes logistiques durables pour le dernier kilomètre, une démarche impossible si les stocks sont centralisés et éloignés des grandes villes. Le défi réside dans le stockage durable des marchandises à proximité des clients. En tant qu’entreprise, disposez-vous des bons outils d’analyse pour vous aider à anticiper le lieu où un client aura besoin de la paire de baskets commandée ? Vous devez être en mesure de prévoir efficacement afin d’éviter de stocker les produits dans les mauvais espaces. Vous devez également être équipé d’un système qui vous permette de réapprovisionner le stock consommé, idéalement avec un véhicule à faible émission. Tout cela est réalisable, mais il convient de le planifier et de le concevoir en temps utile.

  • L’intelligence artificielle pourrait s’avérer cruciale pour la logistique durable.

    Une mauvaise réaction ou une mauvaise adaptation des entreprises à la transition vers des livraisons ultra-rapides et une consommation à la demande pourrait entraîner une augmentation massive des émissions. En revanche, si elle est correctement mise en œuvre, elle contribuera à une décarbonisation beaucoup plus efficace du processus de distribution en rapprochant les commandes des consommateurs. L’IA peut jouer un rôle crucial dans la durabilité future de la logistique. L'engagement en faveur de la décarbonisation du transport de marchandises dépendra de la puissance analytique des entreprises et ne sera possible qu’en intégrant, de manière plus robuste et plus approfondie, l’IA et l’apprentissage automatique dans les processus de planification et d’exécution de la logistique.